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J‘ai régulièrement été confronté à cette situation où mon cœur désirait donner de l‘argent à quelquʼun mais que ma tête m‘en a dissuadé!

Ces derniers mois je me suis rendu compte que le grand éteignoir de la générosité est le jugement. Lorsque je juge quelquʼun par rapport à sa situation de pauvreté, je n‘ai plus envie de lui donner de l‘argent. La situation est dʼautant plus paradoxale que depuis bientôt deux ans, j‘ai décidé de consacrer mon temps et mon énergie à la cause des pauvres. Pas très compatible, nʼest ce pas ?

La semaine dernière j’ai écouté un entretien sur Médiapart qui m’a beaucoup éclairé (1), Denis Colombi, était interviewé, il est l’auteur du livre : « Où va l’argent des pauvres », c’était passionnant et j’ai compris beaucoup de choses !
Voici une retranscription des éléments que j’ai trouvé pertinent :

Pour pouvoir aider il faut comprendre, connaître. Je ne peux considérer les personnes en situation de pauvreté comme des objets, ils sont des humains à part entière. Il y a beaucoup de clichés, de préjugés mais souvent nous ne connaissons par la réalité, leur réalité. Chez beaucoup de personnes existe un fantasme politique autour des sujets de l‘argent, des aides sociales, de la pauvreté. 

Exemple : la pâte à tartiner

Les émeutes de la pâte à tartiner au début 2018 dans plusieurs magasins en France, où le pot de un kilo était vendu 1.41 euros au lieu de 4.5 habituellement.

Beaucoup de commentateurs dans les « médias bons marchés » ont parlé d‘émeutes sur un ton plutôt ironique. Lorsque nous voyons les images, nous nous apercevons qu’il a très clairement un jugement moral vis à vis de ces acheteurs. Ils parlent d‘émeutes là où ce sont en fait que des bousculades. Le jugement moral entraine l’incompréhension car il n’ y a pas ce désir de comprendre et donc l’opinion générale va être : que cela paraît absurde de faire cela, c‘est pas normal de se ruer sur la pâte à tartiner. Dans cette situation je ne fais pas l‘effort d‘essayer de comprendre pourquoi ce produit est aussi important pour ces personnes.
En fait, nous avons du mal à imaginer ce que c‘est que de vivre avec très très peu d‘argent.
A quoi sert la pâte à tartiner !? Elle sert à faire plaisir aux enfants pour un moindre coût pour toutes les fois où les parents sont obligés de leur dire non à cause du manque de moyens. (non à lʼachat d‘un jeu vidéo, non à la sortie avec l‘école, non aux vacances…). Dans les familles pauvres, les parents sont amenés à dire non en permanence. C‘est donc selon une rationalité économique très pertinente de faire ce choix, pour se conformer au modèle dominant de la société !
Cʼest un luxe accessible et nécessaire aussi pour de-stigmatiser la situation de pauvreté. C‘est très difficile à vivre pour les enfants de se savoir pauvre, le regard des autres à lʼécole, l‘enfant qui ne peux avoir le cartable…… 

Les familles vont aussi faire des sacrifices pour pouvoir faire par exemple des cadeaux à Noël. il y a une vraie rationalité économique, une vraie responsabilité des personnes considérées comme pauvres face à la gestion de leur budget.

Les personnes qui ne sont pas pauvres n‘ont pas conscience des contraintes, pressions énormes  que subissent ces personnes là. Nous avons tendance à penser que nos solutions, notre façon de gérer notre budget pourrait être transposable aux pauvres et permettraient d‘être bien plus cohérent économiquement et que nous pourrions gérer leur budget bien mieux qu’elles ! 

L’épargne
Il y a très souvent cette idée que ma façon de gérer mon argent est universelle. « Si tout le monde fait comme moi, les pauvres ne seraient plus pauvres ». On part de l‘idée que si tout le monde consommait comme nous, tout le monde pourrait s‘en sortir ! 

L‘exemple typique est lʼépargne. Il faut épargner, il faut accumuler de façon monétaire ! Nous perdons de vue que beaucoup de gens ne peuvent pas épargner. Pour les très faibles revenus ils vont faire dʼénormes efforts dans leur budget pour économiser peut être cinquante euros qui pourraient partir tout aussi vite dans une dépense imprévue (santé ou autres). Cela ne fait pas sens.

Lʼépargne peut revêtir une autre forme qui est non monétaire, par exemple une femme qui va faire des achats de nourriture en début de mois pour le mois entier. Stocker la nourriture est une forme dʼépargne pour gérer au mieux son budget. Cela peut être également perçu négativement et certains diront que les pauvres ne savent pas se retenir, mais sʼils ne font pas ce stock pour le mois, ils pourraient ne pas avoir assez pour finir le mois. (amende avec la voiture, une facture imprévue… et tout disparaît) 

Cʼest plus rationnel économiquement d’avoir ce type de priorité. Il n’y aura peut être pas assez pour payer une facture mais au moins il est possible d’assurer la base : se nourrir.

Pourquoi la pauvreté ?

Ces personnes ne sont pas pauvres à cause de leur mode de consommation, parce qu’elles achèteraient nʼimporte quoi, ne seraient pas se retenir, seraient psychologiquement instables, auraient une tare ou une déficience biologique ou ne seraient pas gérer leur budget mais dans la réalité c’est tout le contraire elles sont de bonnes gestionnaires au quotidien, chaque francs est compté car tout doit être ultra calculé pour faire tenir les dépenses du mois d’une famille dans un budget qui serait celui d’un cadre supérieur pour sa note de frais d’une journée!

Les personnes en situation de précarité se comportent de cette façon, ils consomment de cette façon parce quʼelles sont dans une situation de pauvreté. Le problème cʼest la pauvreté pas les pauvres, pas besoin dʼune explication supplémentaire. Cela se reproduit dans le temps et même de génération en génération.

Ces personnes sont comme les autres catégories sociales, pas plus capables ou incapables de gérer leur consommation ou leur budget. Elles sont comme tout le monde!
Il ne faut pas regarder les pauvres mais la pauvreté !

Exemple : Séjour Disneyland

Un famille va économiser pendant plusieurs années pour pouvoir passer un week-end dans le parc Disney avec une nuit dans une très belle suite.

L’enfant de cette famille dit : « Je préfères une nuit dans un bon hôtel, quʼune semaine dans un hôtel pourrit ». Les gens se sentent obligés de se justifier dʼavoir fait un extra. Nous avons cette image que les pauvres devraient consommer peu ou pas ou différemment.

La plupart du temps ils nʼont pas le choix, mais quand ils peuvent se lʼoffrir, ils font des sacrifices (grande capacité de gérer son budget) pour se faire plaisir une fois dans la vie et pouvoir vivre leur rêve.
Le jugement moral qui est spontanément fait sur cette situation masque les efforts consentis et la capacité de gestion, de planification de ces personnes.

« Cela ne sert à rien de donner de lʼargent aux pauvres car ils vont sʼacheter un iPhone 11 ou une super paire de baskets ». Alors que pour un riche nous ne relevons pas certains achats qui sont pourtant bien plus absurdes, un yacht, vacances à la neige… avec une empreinte écologique catastrophique. Oui mais certains vont rétorquer que cʼest leur argent alors ils peuvent se le permettre !
Le couple allant chez Disney a gagné son argent, ils ont travaillé dur pour se l’offrir. Pourtant sous le prétexte quʼils ont peu, nous aurions ce droit de nous immiscer dans leurs vies et de leur dire quoi faire de leur argent.

Le téléphone portable

LʼiPhone est devenu le nouveau bien de trop. Le téléphone est indispensable pour faire ses démarches administratives. Chez le migrant cʼest lʼoutil essentiel pour faire les traductions, garder le contact avec les familles, pouvoir se déplacer, chercher un travail, faire ses démarches administratives….

Si nous n’avons pas de connexion internet, pas dʼordinateur au domicile, cʼest le moyen économique de pouvoir faire ce que nous avons besoin. Le monde dʼaujourdʼhui est conçu pour fonctionner avec les smartphones, alors pourquoi sʼétonner que les personnes démunies aient un smartphone ? C’est devenu un produit de première nécessité.

Les aides sociales

Il est systématiquement dit, de ceux qui perçoivent des aides sociales : « ce nʼest pas leur argent, et donc ils ne devraient pas pouvoir le dépenser comme ils le voudraient ».

Les pauvres sont considérés comme des objets ils ne sont plus sujets.

Lʼobjectif des politiques nʼest pas de réduire la pauvreté mais de mettre les personnes au travail ou bien quʼelles ne deviennent pas délinquantes. Et donc il sera donné juste assez dʼargent pour arriver à cet objectif. Lʼargent nʼest pas considéré comme le leur. Ce nʼest pas un don, cʼest un moyen de pouvoir, il est donné pour une utilisation particulière. Nous ne faisons pas confiance aux personnes démunies pour quʼelles améliorent elles-mêmes leur situation.

Conclusion

Pour réduire la pauvreté : donnons de lʼargent aux gens ! 

En écoutant cette interview un aspect n’a pas été abordé que je désire faire maintenant. La question de l’écologie et de l’emprise de la société de consommation chez ces personnes. 

Là encore nous pourrions dire de ces familles qu’elles sont manipulées par la publicité et que dans la vie il n’y a pas que la consommation pour être heureux. Nous pourrions également parler de la catastrophe écologique qu’est l’huile de palme dans la pâte à tartiner.

C’est vrai nous pourrions dire tout cela, mais une fois de plus nous retomberions dans le jugement !

Aujourd’hui c’est un luxe que d’avoir du temps et de l’énergie pour s’informer, lire des livres montrant de nouvelles voies, aller sur des sites internet alternatifs à la pensée unique, faire des réunions pour préparer un monde meilleur.

En essayant de comprendre les personnes en situation de précarité, nous pourrions également dire que le fait de vivre en mode survie ne donne pas automatiquement les mêmes priorités aux individus par rapport au fait de prendre soin de la planète. Si Robinson Crusoé dans son île déserte ne coupait pas des arbres pour se chauffer, pour se protéger des intempéries…il crèverait de faim !

Ma conclusion personnelle serait de dire que le jugement ferme et endurcit nos cœurs, nous rend égoïstes et nous sépare des autres. Tandis que la générosité fait exactement l’inverse, elle agrandit notre cœur, nous fait aimer les autres encore plus et paradoxalement m’enrichit, car comme le dit l’adage : « je reçois plus en donnant qu’en recevant ! »

Références

(1) Emission de Mediapart : « Comment je regarde les pauvres dépenser leur argent ? »

https://www.mediapart.fr/journal/economie/050320/ou-va-l-argent-des-pauvres

 

Si cet article vous fait réfléchir ou vous encourage à passer à l’action, n’hésitez pas à me soutenir sur mon compte tipeee.

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